Comment la France a recruté des savants de Hitler
Par Vincent Nouzille et Olivier Huwart
L'Express, 20/05/1999
Entre 1945 et 1950, plus de 1000 chercheurs allemands, dont certains
nazis, ont été «embauchés» par les
autorités françaises. Un apport très secret
à la reconstruction de l'industrie militaire et
aéronautique du pays. L'Express révèle cette
incroyable épopée.
«Regardez comme c'est beau!» De la fenêtre d'un salon
campagnard qui surplombe les boucles de la Seine, en aval de Vernon, un
petit homme de 86 ans, à l'allure fière et au regard
pétillant, montre une immense volute de fumée blanche qui
s'élève dans le ciel pâle, au-dessus de la ligne
boisée des crêtes. «Ils font encore un essai pour
Ariane 5», murmure le vieillard, avant de se rasseoir devant une
grande table de chêne, au côté de son épouse,
pour feuilleter un classeur de documents jaunis par le temps.
«J'ai bien connu tout cela, j'ai bien connu tout cela...»,
répète-t-il, d'une voix nostalgique mâtinée
d'un fort accent germanique. L'homme s'appelle Otto Kraehe. Il est
allemand. Pas n'importe quel Allemand.
Entre 1935 et 1945, cet ingénieur berlinois a participé,
sur la base secrète de Peenemünde, en mer Baltique, aux
recherches de Wernher von Braun, le concepteur des fusées V2,
ces fusées que Hitler lâcha en masse sur Londres et Anvers
à la fin de la guerre. Fait prisonnier en 1945 par les
Américains, von Braun, scientifique opportuniste et officier SS,
devint aux Etats-Unis le père des programmes spatiaux de la Nasa
de l'ère Kennedy. «Il rêvait depuis toujours
d'envoyer une fusée sur la Lune. Il a réussi»,
ironise Kraehe. 120 anciens de Peenemünde ont suivi leur patron
outre-Atlantique. Plus de 200 ont été embarqués de
force par les Soviétiques. D'autres sont restés en
Europe. Comme Kraehe. «Von Braun m'avait promis qu'il me ferait
venir dès que possible, raconte à L'Express le
retraité vernonnais. Mais, en 1945, j'étais au
chômage. Je savais que nous ne pourrions plus mener nos
recherches en Allemagne. J'ai appris que la France cherchait des
ingénieurs pour reconstituer des V2. Les conditions
étaient bonnes. Alors, j'ai signé un contrat avec le
ministère de l'Armement. J'ai commencé à Puteaux,
puis j'ai rejoint une soixantaine d'Allemands au Laboratoire de
recherches balistiques et aérodynamiques [LRBA],
créé à Vernon en mai 1946. Au début, les
gens du coin se demandaient ce que nous bricolions dans nos baraques
cachées dans la forêt. Nos tests de fusées
faisaient un bruit monstre et dégageaient d'épaisses
fumées. Et puis tout le monde s'est habitué à
notre présence. J'ai été le premier à me
marier avec une jeune femme de la région, en 1950. Je suis
reparti en Allemagne en 1958, avant de revenir en France en 1963 et de
m'installer ici pour ma retraite. Mes collègues restés au
LRBA ont mis au point la fusée Véronique et le moteur
Viking des fusées Ariane.»
Un témoignage précieux. Otto Kraehe est, avec Helmut
Habermann (voir l'encadré page 128), l'un des rares survivants
allemands présents en France de cette épopée. Leur
collègue Heinz Bringer, le père du moteur Viking, est
décédé près de Vernon le 2 janvier dernier,
à l'âge de 90 ans. Leur aventure a longtemps
été tenue secrète. Et pour cause: les contrats de
travail signés avec le ministère de l'Armement leur
interdisaient de parler à quiconque de leurs travaux. Ils
risquaient la peine capitale! «Certains croient encore que la
France est partie de zéro dans la conquête spatiale. Ce
fut longtemps la thèse officielle. Mais c'est faux»,
raconte Roland Hautefeuille, un passionné d'histoire, dont les
travaux sur les V2 font autorité (1).
En vérité, sans l'apport de ces Allemands de
Peenemünde, le LRBA et la Société européenne
de propulsion (créée en 1971 à Vernon pour les
moteurs d'Ariane) n'auraient jamais remporté tant de
succès. Il n'y aurait pas eu, dès novembre 1965, de
roulement de tambour gaullien sur la «troisième puissance
spatiale du monde» après l'envol de la fusée
Diamant au-dessus du pas de tir d'Hammaguir, où s'activaient
quelques-uns de ces experts. Pas de décollage du lanceur
européen Ariane de la base de Kourou, en 1979. Pas de
fumée blanche sur les rives de la Seine...
Plus étonnant: le LRBA n'est pas le seul organisme
français à avoir bénéficié,
après guerre, de ces «transferts de technologie»
très particuliers. Les faits ont longtemps été
masqués aux yeux de l'opinion pour cause d'orgueil national et
de secret défense. Mais, depuis quelques années, une
poignée d'historiens et d'initiés ont commencé de
découvrir une réalité insoupçonnée:
entre 1945 et 1950, la France a massivement recruté des
«cerveaux du IIIe Reich». Combien? En recoupant ces
études avec les archives accessibles et des témoignages
directs, L'Express peut avancer qu'ils furent plus d'un millier. Soit
nettement moins que les 5 000 savants allemands enrôlés
par l'URSS ou les 3 000 recrutés par les Etats-Unis dans le
cadre de leur opération «Paperclip». Mais plus que
les quelques dizaines embauchés en Grande-Bretagne. Des nazis?
Nombre de ces savants n'étaient, semble-t-il, ni des fanatiques
ni des militants. «J'étais un simple ingénieur,
sans engagement politique», dit Kraehe. Toutefois la France, on
le verra, ferma les yeux pour attirer quelques figures au passé
chargé. Ces recrues avaient-elles un bon niveau de
connaissances? «Oui, estime Jacques Villain, historien de la SEP,
spécialiste du sujet [2]. La France, principalement dans le
domaine aéronautique et militaire, a su attirer des
personnalités de premier plan.»
Les noms de ces têtes de file sont inconnus du grand public:
Jauernick, Müller, Bringer, Habermann pour les fusées (LRBA
et SEP); Oestrich pour les moteurs à réaction à la
Snecma (voir l'encadré page 130); Sänger pour les engins
spéciaux à l'arsenal de Châtillon (aujourd'hui
Aerospatiale); Schardin et Schall pour les explosifs à
l'institut Saint-Louis (ministère de la Défense). A ces
leaders il faut ajouter des apports d'équipes allemandes
chevronnées - réparties sur tout le territoire (voir la
carte page 124) - dans le domaine des hélicoptères, des
sous-marins, des torpilles, des radars, des moteurs de char, des obus,
des souffleries aéronautiques. Et même de la force de
frappe (voir l'encadré page 138).
La liste est loin d'être close: «La dispersion des archives
et leur fréquente classification militaire empêchent
encore d'avoir une vision complète du phénomène,
estime Gérard Bossuat, professeur d'histoire à
l'université de Cergy-Pontoise, spécialiste des relations
franco-allemandes d'après-guerre [3]. Mais une chose est
sûre: ce recrutement de savants a été assumé
politiquement par le gouvernement et organisé
administrativement.» Même si la plupart sont repartis en
Allemagne dans les années 50, Emmanuel Chadeau, professeur
d'histoire à l'université Lille III, estime que
«leur présence a permis à certains secteurs de
l'industrie française de rattraper au moins cinq ans de retard,
voire de réaliser de belles percées». De quoi
réviser quelques vérités...
Cette histoire débute au printemps de 1945, alors que les
armées alliées resserrent leur étau sur le IIIe
Reich. Les troupes de la Ire armée française du
général de Lattre avancent dans le sud de l'Allemagne.
Parmi les unités de reconnaissance qui les
précèdent se trouvent des membres de la «section
T». Ces experts du renseignement technique sont chargés de
repérer les installations militaires et scientifiques
allemandes. Si possible avant les autres vainqueurs. Par chance, le sud
de l'Allemagne est truffé de dizaines d'usines et de
laboratoires, repliés dans cette région moins
exposée aux bombardements alliés.
La chasse au butin est ouverte. Une équipe du 2e bureau de
l'armée de l'air découvre ainsi près
d'Oberammergau une vingtaine de caisses plombées, contenant 2
500 documents ultrasecrets du bureau d'études de l'avionneur
Messerschmitt. Des trésors inestimables, ramenés à
Paris pour être exploités par les industriels. Les formes
d'ailes en flèche des futurs chasseurs français Ouragan
et Mystère sont inspirées de ces documents.
Près de 50 000 tonnes de matériels divers sont
également envoyées en France durant l'année 1945.
Des centaines d'équipements des usines aéronautiques de
Dornier et Zeppelin à Friedrichshafen franchissent la
frontière. La soufflerie subsonique d'Ötztal, dans le Tyrol
autrichien, est démontée avant d'être
réinstallée à Modane-Avrieux sous les auspices de
l'Onera (Office national d'études et de recherches
aéronautiques).
Près de 200 usines «civiles» allemandes - comme le
complexe chimique BASF d'IG Farben à Ludwigshafen - sont remises
en marche par les Français dans la zone d'occupation qui leur
est octroyée par les accords de Potsdam de juillet 1945. Cette
zone couvre 10% de l'Allemagne et une partie de l'Autriche. Les
installations à vocation militaire sont également
rouvertes. Dans la région du lac de Constance, 17 usines et
laboratoires travailleront, jusqu'à leur
déménagement, en 1948, dans le sud de la France, avec du
personnel allemand, pour le compte de la marine française. Le
physicien Yves Rocard (père de Michel) supervise une partie de
ces récupérations. «On s'en est donné
à coeur joie, en ramassant des Allemands eux-mêmes»,
raconte-t-il dans ses Mémoires sans concessions (Grasset, 1988).
D'autres scientifiques français viennent évaluer le
potentiel scientifique nazi. Le chimiste Henri Moureu, qui a
étudié de près les V2 tombés près
de Paris, réussit à visiter en juin 1945 l'usine
Mittelwerke-Dora où étaient notamment fabriqués
ces engins. Son ami physicien Frédéric Joliot-Curie,
directeur du nouveau CNRS, dépêche, quant à lui,
plus de 400 missions en Allemagne. Des expéditions parfois
risquées: on retrouvera un jour à Vienne le cadavre d'un
scientifique français, probablement jugé trop curieux par
les Soviétiques (4) ...
Entre les vainqueurs, la bataille la plus sourde concerne les
«savants du IIIe Reich». Désoeuvrés dans un
pays en plein chaos, ceux-ci font jouer la concurrence. Face à
Yves Rocard qui l'interroge, le Pr Hiedemann, spécialiste
d'acoustique, rétorque: «Mon petit ami, je suis un grand
professeur allemand; si vous m'embêtez trop, je passe en zone
d'occupation américaine et je ferai de la propagande contre la
France.» Emprisonné, le savant finira par
s'échapper...
Pourtant, dans cette chasse souterraine, les Français ne se
débrouillent pas mal. Les ordres viennent de très haut.
Dès le 16 mai 1945, dans une note classée
«très secret» - exhumée des archives de
l'armée de terre par l'historienne Marie-France Ludmann-Obier
(5) - l'état-major de la Défense nationale alerte le
général de Gaulle, chef du gouvernement provisoire, sur
l'intérêt des recherches allemandes:
«L'activité et l'ampleur des résultats obtenus,
dans le domaine des armes secrètes notamment, ont vivement
impressionné ceux qui les ont examinés [...]. Certaines
personnalités, têtes de file, ont été
emmenées en Angleterre, d'autres pressenties pour travailler en
Amérique. De notre côté, nous avons emmené
temporairement à Paris certaines personnalités
[...]». Soucieux de redonner rapidement à la France les
moyens d'une grande puissance, le général de Gaulle
délivre, le 17 mai 1945, une instruction personnelle et
confidentielle: «Il y aura tout lieu de transférer en
France les scientifiques ou techniciens allemands de grande valeur pour
les interroger à loisir sur leurs travaux et
éventuellement les engager à rester à notre
disposition.»
Les consignes sont claires. Le général Pierre Koenig, qui
assure, à Baden-Baden, le commandement en chef des forces
françaises dans la zone d'occupation en Allemagne (ZFOA), s'en
fait l'ardent promoteur. «Mieux vaut la qualité que le
nombre», écrira-t-il en octobre 1946 dans une note
secrète, conservée aux archives de la ZFOA, à
Colmar. Il prône une «immigration
éclairée», de savants, mais aussi de techniciens de
«valeur honorable». Avec un argument de poids:
«Chaque technicien qui vient se fixer à demeure en France
correspond à une diminution du potentiel allemand et à
une augmentation du potentiel français; il faut en
profiter.» Dans une autre lettre, il insiste sur cet avantage
qu'il sait temporaire: «Soyons sûrs que du jour où
un gouvernement allemand [...] sera reconstitué, il fera tout
son possible pour arrêter cette véritable
hémorragie humaine, se rendant compte du grave préjudice
subi...»
Malgré des moyens limités, la machine administrative
française se met en marche. La «section T» laisse la
place à la mi-1945 à une «section d'information
scientifique» où sont représentées toutes
les armes (air, terre, marine), le CNRS et le Centre national des
télécoms (Cnet). Cette instance établit des
centaines de rapports et rédige plus de 3 500 fiches
personnelles sur des savants allemands. Le 19 mars 1946, le
ministère de l'Economie nationale détaille la
procédure de recrutement, soumise au feu vert de neuf services
ministériels (production industrielle, finances, travail,
sûreté, consulats, etc.). Une «procédure
d'extrême urgence» est tout de même prévue,
«dans le cas où un savant ou un technicien serait sur le
point de partir à l'étranger et de nous
échapper».
Le 22 novembre 1946, le commissaire général aux affaires
allemandes et autrichiennes va plus loin, en écrivant: «Le
gouvernement estime que [les savants et techniciens] doivent
bénéficier d'avantages suffisants pour être
encouragés à travailler pour notre
économie.» Par conséquent, les recrues se voient
accorder 4 stères de bois supplémentaires pour leurs
familles en Allemagne, des compléments mensuels de nourriture (4
kg de viande, 400 g de fromage, 15 litres de vin...), des
vêtements. Le compte rendu d'une réunion tenue sur ce
sujet, le 17 décembre 1946, à Baden-Baden, se conclut
ainsi: «Une certaine discrétion doit être
apportée dans cette affaire qui concerne un caractère
confidentiel. Il est nécessaire en effet d'éviter
l'éveil des services étrangers qui poursuivent les
mêmes buts avec les mêmes moyens.» Un courrier de
janvier 1947 demande le déblocage de lots de 198 vêtements
de travail, 37 costumes pour homme, 33 tailleurs pour dame, 342 paires
de chaussures... Tous les détails comptent!
On promet surtout aux candidats une «protection» de leurs
proches contre d'éventuelles «représailles»
des organismes allemands, ainsi qu'un transfert prochain en France, un
logement décent, la Sécurité sociale, des salaires
équivalant à ceux de leurs homologues français
(mais pas plus!), une imposition fiscale moins lourde. Est-ce trop?
Non, répond une circulaire de septembre 1947: «Cette
charge ne saurait entrer en comparaison avec les avantages très
importants que nous attendons d'une collaboration étroite et
judicieusement dirigée entre les techniques françaises et
allemandes.»
Les offres sont tentantes. Les ingénieurs sont embauchés
à un salaire mensuel, très correct, d'environ 40 000 F -
soit l'équivalent de 17 000 F actuels. Grâce à un
taux de change franc-mark avantageux - et ce, jusqu'à la
réforme monétaire de la mi-1948 - le transfert de ces
sommes confère aux familles un niveau de vie très
confortable en Allemagne. De plus, les savants sont assurés
d'une liberté quasi totale en France. «Les Russes et les
Américains devaient nous encadrer très strictement. Alors
que les Français nous donnaient le droit de nous promener
librement, par exemple pour aller passer des week-ends à
Paris», se souvient Otto Kraehe.
Du coup, les candidatures affluent. Entre 100 et 200 nouveaux dossiers
arrivent chaque mois à la section des recherches techniques du
gouvernement militaire. Cette section repousse un dossier d'un
spécialiste bavarois des armoiries, domaine dans lequel
«la France n'a rien à apprendre». Ou le CV d'un
certain Maier, dont «les travaux personnels exposés sont
de l'ordre d'une thèse banale de licence». Elle recommande
en revanche le dossier d'un expert des «fours à gaz»
(!). Et ne retient que les cas «de savants, d'ingénieurs
et de techniciens de valeur, susceptibles d'un apport
réel».
Lorsque les cibles valent la peine, tous les arrangements sont
possibles. Une liste de souffleurs de verre, très prisés
pour l'optique de pointe, est transmise à Paris avec cette
précision: «Ces personnes résidant en zone russe
[...], il serait recommandable de faire appel aux services du
Sdece.» Autrement dit: les services secrets français sont
chargés des «exfiltrations» des autres zones
d'occupation. C'est ainsi qu'en décembre 1945 Ferdinand Porsche
est enlevé par des Français dans sa résidence de
Zell am See, alors qu'il est surveillé par les Américains
(4). Inventeur de la Coccinelle de Volkswagen et de l'énorme
char Maus, Porsche, hitlérien fanatique, est d'abord
emprisonné à Dijon, avant d'être affecté
quelques mois chez Renault, où il est mal accepté, puis
remis en prison.
Les pontes du nazisme, comme Porsche, ne sont pas, a priori, des
parias. Selon la note secrète de Koenig d'octobre 1946, les
recrutements doivent se faire sur la base des «qualités
professionnelles», d'une «volonté de se fixer en
France», de «l'absence de tares physiques et
mentales». Et d'un «passé politique intact».
Plus précisément: «Seraient éliminés,
sauf circonstances exceptionnelles, tous ceux ayant eu un rang ou une
fonction quelconque dans les organisations nationales-socialistes. Les
simples membres feraient l'objet d'une enquête ayant pour but de
déterminer le degré de leur activité. Ceux qui
auraient eu une attitude purement passive pourraient être admis
à poser leur candidature.»
Le filtre paraît strict. En réalité, les
«circonstances exceptionnelles» - l'intérêt
des recherches pour réarmer le pays, la compétition
économique avec les Alliés, les prémices de la
guerre froide - conduisent souvent les autorités
françaises à fermer les yeux. Par exemple sur le
passé des ingénieurs des V2. A partir de 1943, les SS
contrôlaient la production de ces armes secrètes dans
l'usine souterraine, Mittelwerke, située à Nordhausen,
dans le Harz. Sur les 60 000 déportés entassés au
camp voisin de Dora qui travaillèrent dans ces sinistres
tunnels, 20 000 moururent de sévices et d'épuisement.
Alors jeune soldat arrivé au centre de recherches de
Peenemünde en 1943 après des mois sur le front de l'Est,
Helmut Habermann se rappelle: «J'avais un travail passionnant et
je ne me posais pas de questions sur l'utilité militaire des
fusées. Un jour, j'ai dû livrer du matériel aux
Mittelwerke. Certains déportés étaient mieux
traités que d'autres. Mais je me suis
dépêché de repartir tout de suite, frappé
par l'ambiance dantesque qui régnait dans ce tunnel. J'ai
compris qu'il valait mieux se taire pour éviter de retourner au
front ou d'endosser soi-même la tenue rayée.»
Simples témoins? Complices? Coupables? Plusieurs gradés
de Peenemünde et des SS sévissant aux Mittelwerke seront
mis en cause après guerre (6). Cela n'empêche pas les
Américains et les Russes de faire main basse sur ces
équipes. Ni les Français de piocher dans ce vivier. Sans
sélection politique? «Vu leurs responsabilités
à Peenemünde, certains étaient membres du parti
nazi. Mais le passé des gens n'intéressait ni les
Français ni personne», explique Helmut Habermann, qui
affirme n'avoir jamais été encarté.
La France recrute d'autres savants au passé controversé.
En mars 1945, le Pr Hubert Schardin, l'un des patrons du centre de
recherches de la Luftwaffe à Berlin-Gatow, formait des
stagiaires en vue de créer une ultime «arme miracle»
pour Hitler! Replié à Biberach, dans le Wurtemberg, il
est fait prisonnier par le commandant Lutz, de la 1re division
blindée de l'armée française. Le 7 mai 1945, Lutz
indique à Schardin qu'il aura «toute liberté
d'action». Le lendemain, jour de la capitulation allemande, le
savant note dans son agenda: «Le travail a repris» (6) ...
Avec une trentaine d'autres ingénieurs, il s'installe
près de la frontière franco-allemande et devient
codirecteur du Laboratoire de recherches balistiques et
aérodynamiques de Saint-Louis (Haut-Rhin), créé
spécialement par le ministère de l'Armement.
Parmi la centaine de recrues allemandes qui rejoignent progressivement
ce laboratoire militaire se trouve le Dr Rudi Schall, un physicien
berlinois de renom, venu d'un autre centre de recherches militaires.
Agé aujourd'hui de 85 ans, retiré près du lac de
Constance, il confie à L'Express: «C'est vrai que
j'étais membre du parti nazi, comme beaucoup de mes
collègues qui y étaient plus ou moins obligés,
sans être forcément actifs. En 1945, les Américains
nous ont embarqués, mais ils nous traitaient comme des
moins-que-rien. Les Britanniques, eux, m'ont proposé de
m'embaucher, mais sans que ma femme puisse me rejoindre. Alors que les
Français ont été très chaleureux. La
dénazification des postes était en cours en Allemagne.
Mais on nous a dit que cela ne nous concernait pas. Je suis
arrivé début 1946 à Saint-Louis.» Rudi
Schall succédera à Schardin comme codirecteur de ce
laboratoire, devenu en 1959 le symbole de la nouvelle
coopération militaire franco-allemande!
Certaines embauches sont encore plus troublantes. Selon l'historien
allemand Ulrich Albrecht, le comte Helmut Zborowski, ingénieur
chez BMW, est emprisonné en 1945 à cause de son
appartenance aux Waffen SS. Ce lourd passé n'empêche pas
la France, en 1947, de convier Zborowski à rejoindre la
Société européenne de propulsion par
réaction (SEPR). Ce scientifique controversé
créera, en 1950 à Paris, le Bureau technique Zborowski.
Subventionné sur fonds publics par la Snecma, l'ex-SS concevra
un drôle d'engin à décollage vertical, le
Coléoptère, véritable gadget technique, dont les
essais en vol se révéleront dangereux...
Le gouvernement tient également à conserver quelques
chimistes allemands. Arrêtés par les Américains,
Walter Reppe - qualifié de «nazi bon teint» - et
Karl Wurster - présumé «criminel de guerre» -
seront blanchis et rejoindront leurs postes à l'usine de
Ludwigshafen, avec la bienveillance des Français. Tous les
Alliés pratiquent le même cynisme. Le cas d'Otto Ambros,
un des directeurs d'IG Farben, est exemplaire. Ambros a
participé à la décision d'utiliser le zyklon B
dans les chambres à gaz. Il a également supervisé
une usine de caoutchouc synthétique à
Auschwitz-Buna-Monowitz, dans laquelle de nombreux
déportés ont été maltraités.
Interrogé par des militaires français en août 1945,
il rédige un rapport ultrasensible sur la production allemande
de nouveaux gaz de combat (tabin, sarin, soman). De quoi
intéresser les promoteurs d'armes chimiques françaises!
Puis, selon l'historienne Marie-France Ludmann-Obier, ce scientifique,
considéré comme «criminel de guerre», est
invité par le ministère de la Guerre à Paris pour
faire des conférences! Après des mois de pressions
américaines, les Français finissent par livrer Ambros
à des GI. Un tribunal de Nuremberg le condamne en 1948 à
huit ans de prison pour esclavage. Libéré en 1951, il
fera carrière comme conseiller d'un grand groupe chimique aux
Etats-Unis...
La concurrence des Alliés n'explique pas toutes les
déconvenues françaises. En novembre 1946,
l'état-major de la Défense nationale estime que les
différents services de l'armement ont procédé
à 800 embauches. En revanche, le secteur «civil» a
du mal à se mobiliser. En mars 1947, sur plus de 800
candidatures examinées à Baden-Baden, seulement 40
contrats ont été signés par l'industrie
privée. Les firmes hésitent, les candidats se lassent,
les fonctionnaires se découragent. «Des techniciens de
valeur nous ont échappé, faute d'une action
rapide», se plaint l'administrateur général Laffon
en février 1947. Il préconise d'utiliser la presse et la
radio pour modifier l'état d'esprit des milieux d'affaires
français: «Les industriels français se
méfient des Allemands; ils craignent de les voir repartir chez
eux en emportant leurs secrets de fabrication; ils redoutent en outre
les réactions des ouvriers et des cadres,
particulièrement les ingénieurs, devant l'introduction
d'Allemands dans l'entreprise.»
Ces remarques ne sont pas infondées. L'installation dans
l'Hexagone des savants d'outre-Rhin ne va pas de soi. Comme l'accord
interallié d'avril 1946 interdit toute activité militaire
en Allemagne, les grosses équipes, rassemblées d'abord
dans la zone française d'occupation, doivent
déménager. Une vingtaine d'Allemands, dirigés par
Eugen Sänger - un savant hitlérien qui rêvait de
fusées rebondissant sur la stratosphère pour bombarder
les Etats-Unis! - rejoignent l'arsenal aéronautique de Puteaux
en juillet 1946. Ils cohabitent avec l'équipe des «engins
spéciaux» d'Emile Stauff, le futur père des
missiles tactiques français. Certains s'ignorent:
«J'étais assis en face d'un Allemand, racontera
l'ingénieur Malaval (8). Après m'avoir dit bonjour, il
s'asseyait et ne me disait plus un mot. A midi, la moitié de
[son paquet de] gris était fumée et la moitié du
papier vierge, remplie de calculs. Mais je n'ai jamais rien compris
à ce qu'il faisait.» Tous ne sont pas aussi
renfermés. «C'était des gens urbains et
agréables, confiera Emile Stauff. Ils nous ont été
extrêmement utiles.» Sans copier les armes allemandes,
l'arsenal s'en inspire pour concocter des missiles air-air ou le
missile antichar SS 10, qui se vendra à 30 000 exemplaires dans
le monde. C'est à partir de ces succès que l'Aerospatiale
développera plus tard ses Exocet, Milan, Hot, Roland. Notamment
en coopération avec l'Allemagne! Nostalgique et aigri, Eugen
Sänger retournera, quant à lui, à Stuttgart en 1954,
avant de mettre ses connaissances au service de l'Egyptien Nasser, avec
d'autres experts nazis des missiles, dont Wolgang Piltz, ancien de
Peenemünde passé par le LRBA de Vernon.
La plupart des ingénieurs des V2 recrutés par la France
ont, en effet, émigré de la région d'Emmendingen
à la petite cité de l'Eure à partir de mars 1947.
Une ancienne usine Brandt, isolée dans la forêt, a
été aménagée. La colonie allemande vit
à deux pas, dans ce qu'ils appellent le Buschdorf, le village de
brousse. «En général, l'accueil de la population a
été correct, racontera Heinz Bringer au journal de l'Eure
Le Démocrate, en 1990. Mais il y avait, à Vernonnet, une
bande de jeunes gens hostiles. Une fois, un de mes collègues a
été agressé pendant le bal du 14-Juillet.»
Ce climat de défiance se dissipe au fil des mois. «Nous
nous sommes vite intégrés et la coopération est
devenue fructueuse avec les ingénieurs français qui nous
ont rejoints», se souvient Helmut Habermann. Après
l'abandon en 1948 des coûteuses recherches sur les V2, le noyau
allemand du LRBA - réduit à une trentaine
d'ingénieurs - planche sur la fusée-sonde
Véronique, le missile sol-air Parca, le radar Aquitaine, le
lanceur Diamant. Puis Heinz Bringer, intégré avec une
équipe «propulsion» à la SEP en 1971, mettra
au point les moteurs Viking qui équiperont les fusées
Ariane. Naturalisé sous le nom d'Henri Bringer, ce dernier
recevra des «récompenses forfaitaires» au titre de
ses inventions, qui demeurent propriété de l'Etat
français.
En 1978, le ministère de la Défense lui octroiera
notamment un bonus de 56 000 F pour sa «turbo-pompe».
Modeste cadeau à l'un des pères d'Ariane! «Je suis
heureux d'avoir travaillé pour la France et la recherche
spatiale jusqu'à ma retraite, en 1982», explique Helmut
Habermann, devenu à la SEP le précurseur des paliers
magnétiques. Lui aussi a été naturalisé
français: «Etant d'origine sudète, j'ai
changé quatre fois de nationalité. Je voulais me poser un
peu», confie cet ingénieur de 82 ans, qui vit avec sa
femme dans une petite résidence proprette à deux pas du
centre de Vernon. Est-ce son pays? «Cela fait plus de cinquante
ans que je suis ici. Je me plais bien... Et puis n'étais-je pas
un Européen avant l'heure?»
(1) «Recherche scientifique et politique militaire,
1945-1958», par Arnaud Teyssier et Roland Hautefeuille, Revue
historique des armées, juin 1989.
(2) «La France a-t-elle hérité de
Peenemünde?», par Jacques Villain, dans La France face aux
problèmes d'armement 1945-1950, CEHD, éd. Addim, 1996.
(3) «Les armement dans les relations franco- allemandes
1945-1963», par Gérard Bossuat, dans Histoire de
l'armement en France, 1914-1962, colloque du Chear du 19 novembre 1993,
éd. Addim, 1995.
(4) La Piscine, par Roger Faligot et Pascal Krop, Seuil, 1984.
(5) «Un aspect de la chasse aux cerveaux: les transferts de
techniciens allemands, 1945-1949», par Marie-France
Ludmann-Obier, Relations internationales, été 1986.
(6) Histoire du camp de Dora, par André Sellier, La
Découverte, 1998.
(7) Cité dans Du laboratoire à l'Institut, par le Dr Rudi
Schall, directeur honoraire, IRSL.
(8) Mémoires d'usine, 1824-1985, comité
d'établissement de l'Aerospatiale de
Châtillon-sous-Bagneux, Syros, p. 38.
PHOTO:
Otto Kraehe chez lui, près de Vernon (Eure), en 1999. «En
1945, j'ai appris que la France cherchait des ingénieurs pour
reconstituer des V2. Les conditions étaient bonnes. J'ai
signé.»
Le laissez-passer allemand d'Otto Kraehe, alors jeune ingénieur.
Et, à droite, celui émanant des autorités
françaises, en vue de son recrutement.
Un ordre du Général
A la Libération, le chef du gouvernement provisoire (ici avec le
général Koenig, à gauche) veut redonner à
la France les moyens d'une grande puissance. Le 17 mai 1945, il
délivre une instruction confidentielle: «Il y aura tout
lieu de transférer en France
les scientifiques ou techniciens allemands de grande valeur.»
Koenig l'appliquera avec enthousiasme.
Le père du moteur d'Ariane
Heinz Bringer (à droite), ancien expert en propulsion des
fusées V2, en train de contrôler le montage d'un moteur
Viking au laboratoire de Vernon, en 1970. Ci-contre, fac-similé
d'un document attribuant une primeà l'inventeur,
naturalisé français.
Un collègue de von Braun
Ci-contre, une photographie dédicacée par Wernher von
Braun, père des V2 allemands puis des programmes spatiaux
américains, à son ancien collaborateur Heinz Bringer, au
début des années 70.
Le Führer en rêvait
Heinrich Focke, concepteur des premiers hélicoptères
allemands (ci-dessus avec Hitler), a travaillé en France de 1945
à 1947. Son birotor, nommé FA 223 en Allemagne (en haut),
sera rebaptisé SE 3000 dans sa version française
(ci-contre). Mais les prototypes se révéleront
décevants.
Il y a candidats et candidats...
Si les dossiers des spécialistes des poudres sont soigneusement
étudiés par la France, il n'en va pas de même pour
certains chimistes, dont les candidatures sont pourtant
recommandées par un administrateur français d'IG Farben.
Un arsenal «français»
Une panoplie de missiles conçus de 1955 à 1968 par
l'Arsenal aéronautique de Châtillon, près de Paris.
Aujourd'hui, c'est la division missiles d'Aerospatiale-Matra. Parmi ces
engins, quelques dérivés indirects des X 4, V 1 et d'un
missile antichar allemands. La coopération franco-allemande n'en
était qu'à ses débuts.
Piètre Coléoptère
Cet avion à décollage vertical fut conçu en France
dans les années 50 par l'ex-Waffen SS Helmut Zborowski. Un
véritable canular technique dont les essais en vol furent
désastreux.
Soufflerie tyrolienne
Cet équipement servant aux essais aéronautiques fut
«récupéré» dans le Tyrol autrichien en
1945 et installé à Modane avec l'aide d'experts
allemands. Il fonctionne toujours, sous l'égide de l'Onera
(ministère de la Défense).