Synthèse du 3 février 2005
Allemagne 1945 : les Français et la chasse aux savants allemands
par François Pernot, maître de conférences en histoire moderne, vice-président du Conseil des études et de la vie universitaire, directeur du département d’histoire de l’université.
Cette conférence est une synthèse de travaux effectués à partir de 1995 sur la récupération par les Français de scientifiques allemands et de technologies développées par ces scientifiques allemands pendant la guerre. Une partie de ces travaux a été publiée pour la première fois dans la Revue Historique des Armées en 1995. Les recherches ont été poursuivies et elles ont aussi ouvert la voie à d’autres travaux universitaires plus récents menés par d’autres chercheurs, notamment une thèse de doctorat soutenue en 2004 par Olivier Huwart.
1945-2005 : c’était il y a 60 ans. À l’heure où l’on se souvient avec émotion de la libération des camps de concentration et d’extermination nazis, nous avons souhaité placer cette conférence sous le signe du souvenir, en particulier de celui des déportés du camp de Dora-Nordhausen où près de 20 000 hommes - parmi lesquels quelque 5 000 Français - ont péri victimes de la barbarie nazie en travaillant et en mourant à la construction des armes secrètes allemandes, notamment de la fusée V2.
En 1944, les Alliés constatent avec une grande inquiétude que les Allemands ont réussi à mettre au point des armes secrètes révolutionnaires, les Wunderwaffen ou « armes miracles », parmi lesquelles les fusées V1 et V2, et qu’ils ont acquis une grande avance en matière de technologie militaire, que ce soit dans le secteur des armements terrestres, navals et aériens que dans le domaine spatial. C’est pourquoi, en 1944, il s’agit non seulement pour les Américains, les Soviétiques et les Britanniques, mais aussi, par la suite, pour les Français d’envahir le plus vite possible le territoire allemand de manière à limiter l’utilisation de ces armes, à récupérer ce matériel militaire top secret ainsi que les savants qui l’ont élaboré.
Les Soviétiques et les Américains se lancent dans la « chasse aux savants » allemands
Étant donné la nature essentiellement « aérienne » de ces armes secrètes, ce sont surtout des savants travaillant dans les domaines de l’aéronautique, de l’espace et de l’atome qui intéressent les Alliés. C’est pourquoi, alors que les armées américaines viennent à peine de franchir le Rhin, la première structure de récupération de matériels et de savants allemands à se mettre en place est une unité américaine chargée du désarmement aérien de l’Allemagne, l’Air Disarmement Division (ADD). Trois missions principales : priver l’aviation allemande de ses armes, de ses avions et de ses équipements ; éliminer définitivement le potentiel aérien allemand ; envoyer un maximum de matériel aux Etats-Unis et « capturer » tous les savants, dessinateurs, ingénieurs et industriels qu’elle rencontre. C’est ainsi que les Américains récupèrent non seulement du matériel aérien, mais aussi des ingénieurs et des techniciens aéronautiques tels que le docteur Lippisch (le créateur de l’avion-fusée Me 163), des spécialistes des parachutes, des spécialistes des revêtements céramiques résistant aux très hautes températures (tuiles de la navette spatiale), des experts en avions supersoniques, et surtout des fusées V2 et leurs concepteurs, parmi lesquels Werner von Braun, ancien directeur technique du centre d’essai de Peenemünde qui sera l’un des principaux concepteurs de la fusée Saturn V, un engin célèbre pour avoir emmené les astronautes américains vers la Lune en 1969. L’exemple de la conquête de l’Espace est l’un de ceux qui permet le mieux de mesurer l’héritage scientifique allemand, mais celui-ci ne se limite pas uniquement aux domaines des fusées. Dans la plupart des domaines de l’armement, les réalisations allemandes inspirent la conception de nouveaux engins soit du côté occidental, soit du côté soviétique. Ainsi, les Allemands ont été des pionniers dans le domaine des voilures en flèche, comme celles du Me 262 et c’est en assimilant les expériences allemandes dans ce domaine des ailes en flèche que les Américains produisent dès les lendemains de la guerre des avions très réussis comme le F-86 Sabre. Dans les premiers moments de l’occupation de l’Allemagne, l’entreprise de récupération se fait sans cadre précis : chaque armée, chaque unité de désarmement s’empare de ce qu’elle trouve. Et si, à la conférence de Postdam, qui se tient du 17 juillet au 2 août 1945, des accords sont signés entre le président américain Truman, le Premier ministre britannique Attlee, et Joseph Staline, pour que des échanges d’informations, de matériels et même de scientifiques allemands interviennent entre les Alliés, force est de constater que, rapidement, chacun s’interroge pour savoir si un tel partage se justifie. Bref, dès 1945, des tensions apparaissent entre les vainqueurs, et le partage des recherches allemandes devient un enjeu politique de la plus haute importance. Ce sont finalement les militaires qui tranchent pour le non-partage : il est ainsi hors de question pour les Américains de faire profiter qui que ce soit de leurs prises, ni les Britanniques, qui pourtant avaient largement partagé avec les Américains leurs informations pendant la guerre, et surtout pas les Soviétiques. Du côté soviétique, la question ne se pose même pas. Et, lorsque après la signature des accords de Postdam, les militaires américains apprennent que le camp de Dora, près de Nordhausen, ou sont fabriqués dans des usines souterraines des fusées V2, des bombes volantes V1 et des composants d’avion à réaction, se trouve dans la zone rétrocédée aux Soviétiques, ils expédient en toute hâte des pièces détachées, composant entre 75 et 100 V2 ainsi que toute la documentation disponible à Anvers via Bruxelles pour l’embarquer sur 14 « Liberty Ship ». Ce que l’on sait moins c’est que ce matériel intéresse aussi les Britanniques et que, furieux du procédé américain, les Britanniques interceptent le convoi en pleine mer pour se faire remettre la moitié du chargement. L’affaire est grave, les négociations diplomatiques âpres entre les deux alliés, finalement les Britanniques doivent céder, mais l’affaire n’en est pas moins révélatrice d’un climat particulier de très fortes tensions. Les Américains pratiquent avec les Français la même politique qu’avec leurs alliés britanniques et peut-être avec moins de vergogne encore... Ainsi, au début de l’année 1945, le général américain Groves, responsable du projet Manhattan, est furieux en apprenant que la zone de Fribourg, Stuttgart et Friedrichsafen doit passer sous contrôle français. Il sait en effet que, dans cette zone, se trouvent les villes de Hechingen et Haigerloch, où des reconnaissances aériennes ont repéré des signes d’activités bizarres. Par ailleurs, Groves est convaincu que tous les savants français sont communistes ou à la solde des communistes, à commencer par Frédéric Joliot-Curie, et que leur premier réflexe en découvrant les secrets atomiques allemands sera de les livrer aux Soviétiques. Il envoie donc le colonel Pash de la mission Alsos ratisser cette région avant les Français (la mission Alsos est une mission américaine qui, depuis le début de l’année 1945, sillonne la France, l’Allemagne et les Pays-Bas pour collecter tout ce qu’elle peut trouver en matière de matériel lié à la fabrication de la bombe atomique, que ce soit du minerai d’uranium, des documents ou encore les chercheurs eux-mêmes). Le 24 avril 1945, le colonel Pash brûle donc la politesse aux Français en entrant le premier dans la ville de Hechingen, à une soixantaine de kilomètres de Stuttgart, et y rafle plusieurs savants atomistes allemands sans que les troupes françaises arrivées peu après ne se doutent de rien. Ce n’est que quinze jours après le départ des Américains, qu’une délégation française conduite par le savant Joliot-Curie se rend à son tour à Hechingen et découvre, furieuse, que les services d’Alsos sont déjà passés avant elle...
Morale historique et considérations politiques
La récupération des savants allemands ayant participé à plusieurs programmes d’armes secrètes, notamment le programme V2 qui ouvre la voie aux programmes spatiaux américains et soviétiques, soulève une grave question. L’Histoire a en effet souvent omis de rappeler que de nombreux progrès scientifiques et des avancées technologiques de l’après-guerre trouvent leurs origines dans l’univers concentrationnaire nazi, où des milliers de déportés ont été contraints de travailler dans des conditions inhumaines à Dora et ailleurs, soumis à la brutalité des SS. Et, qu’ils se soient trouvés à Peenemünde, à Dora ou dans bien d’autres camps, ingénieurs et techniciens ne pouvaient pas ignorer les traitements que les SS faisaient subir aux déportés. En 1995, dans un entretien accordé au magazine L’Histoire pour un dossier consacré à Auschwitz et au système concentrationnaire nazi, Jean Mialet [1], un ancien déporté à Buchenwald et à Dora, dressait un terrible constat à propos du camp de Dora-Nordhausen et de ses tunnels de la mort dans lesquels 20 000 déportés, dont quelque 5 000 Français, sont morts en fabriquant les V2 allemandes. Il écrit : « Lorsque les Américains sont arrivés à Dora, le 11 avril 1945, ils n’y ont trouvé qu’une centaine de malades, les déportés considérés comme valides ayant été dispersés sur les routes par les Allemands. (...) Dora se trouvant, aux termes des accords de Yalta, dans la sphère d’influence soviétique, les Américains se sont retirés sans faire de cas de ce qu’ils avaient pu voir, mais non sans avoir récupéré, ce qui violait lesdits accords, une centaine de V2 et nombre de documents. Les Soviétiques, quant à eux, ont utilisé l’usine pendant deux ans et demi. Puis ils ont évacué matériel et ingénieurs en URSS avant de faire sauter l’entrée des tunnels. Eux aussi se sont gardés de parler de Dora. Et pourtant, il faut savoir que leur Spoutnik est né là-bas, la fusée qui l’a lancé ayant été créée à partir de moteurs-fusées quasiment identiques à ceux de la V2, qu’ils avaient récupérés à Dora. Cette conspiration du silence est surtout due au fait qu’il ne fallait pas toucher à la respectabilité de Werner von Braun. Celui-ci, qui avait été l’homme essentiel de la conquête de l’espace par les États-Unis, celle de la lune en particulier, avait été, à Peenemünde et à Dora, le directeur technique du programme de construction des V2. Ce puissant personnage, venu à plusieurs reprises dans l’usine souterraine, avait vu les monstrueux traitements qui y étaient infligés aux déportés. N’en était-il pas responsable ? » [2] S’il cherche à répondre à cette question, l’historien qui interroge les archives désormais ouvertes, qui recueille des témoignages et cherche modestement à décrire des enchaînements de faits et d’événements, constate que cet ancien déporté ne se trompe pas : il est évident qu’à partir de 1945, les services scientifiques militaires américains et soviétiques préfèrent fermer les yeux sur le passé parfois chargé de quelques-uns de leurs nouveaux collaborateurs : du côté soviétique, la Guerre froide commence et l’Amérique devient l’ennemi ; du côté américain, la guerre continue dans le Pacifique et l’Union soviétique apparaît déjà comme un ennemi potentiel. Des savants comme von Braun et bien d’autres deviennent alors des cartes maîtresses pour tenir l’autre en respect. Cependant, comme le président Truman a pris des mesures législatives en vue d’interdire à tout criminel de guerre nazi l’entrée sur le sol des États-Unis, le transfert de ces Allemands se fait dans la plus grande discrétion et l’OSS [3], puis la CIA n’hésitent pas à camoufler le passé de certains d’entre eux dans le cadre d’un programme de recrutement baptisé « Paperclip ». En 1945-1948, les considérations morales s’effacent donc parfois devant les considérations politiques.
Et les Français ? Du côté français, la « chasse aux savants allemands » a toujours été enveloppée d’un voile de mystères qui en fait l’un des thèmes à la mode des romans et des films d’espionnage du début de la Guerre froide. Pourtant, lorsque l’on étudie la manière dont les Français se sont lancés dans cette « chasse aux savants allemands », force est de reconnaître que la principale caractéristique de cette « chasse aux savants » est d’être beaucoup plus empirique que romanesque. D’une part, ceci s’explique par le fait que les Français commencent leur « recrutement » beaucoup plus tard que leurs alliés et que ce recrutement de savants allemands par les Français n’est pleinement efficace qu’en 1947, c’est-à-dire à une époque où les Américains, les Soviétiques et les Britanniques ont déjà mis la main sur de nombreux ingénieurs et techniciens allemands ; d’autre part, les Français se préoccupent davantage - du moins en 1945 - de la récupération de matériel civil et de matériel militaire d’usage courant que de celle d’armes secrètes. [4] Nous n’évoquerons pas ici les matériels militaires allemands récupérés par les Français et transférés en France pour équiper les armées françaises : avions, camions, canons, blindés, moteurs, instruments de vol, équipements aéronautiques divers, équipements radio, parachutes, pièces détachées, navires de surface, sous-marins, etc. Signalons seulement qu’en 1945, près de 20 000 tonnes de matériels pour le secteur militaire et plus de 25 000 tonnes de matériels pour le secteur civil sont expédiées en France par le service récupération ; qu’entre le 1er janvier 1946 et le 1er décembre 1948, le service de récupération expédie en France près de 28 000 wagons, l’équivalent de 560 trains lourds ; et que, en 1948, 72 000 tonnes pour le secteur civil et 25 000 tonnes pour le secteur militaire sont expédiées en France. Dans la chasse aux savants allemands menée par les Français, on peut distinguer trois périodes : de l’entrée des troupes françaises en Allemagne jusqu’à la mise en place de l’administration française, il s’agit de récupérer, comme butin de guerre, tous les matériels, documents et renseignements scientifiques et techniques. Dans une deuxième période s’étendant de septembre 1945 à 1947, il s’agit d’assurer la sécurité française en empêchant la reconstitution du potentiel de guerre allemand et, dans ce but, de limiter le développement de la puissance industrielle allemande en détruisant, dispersant ou transférant en France les établissements de recherche les plus dangereux pour la sécurité nationale, en attirant en France les savants et techniciens, même si leur établissement n’est pas transféré, en séparant les établissements de recherche des entreprises industrielles dans le but de diminuer le potentiel de recherche de ces dernières, et en exerçant un contrôle rigoureux sur toutes les recherches. Car les Français procèdent aussi au démontage de laboratoires. C’est ainsi que les installations de la station d’étalonnage des tuyères de fusées V2 d’Ober-Raderach, près du lac de Constance, sont démontées avec soin par la mission DEFA entre février 1947 et février 1948 puis elles sont transférées au LRBA (Laboratoire de Recherches Balistiques et Aérodynamiques) de Vernon où elles sont utilisées dans le cadre des premières recherches françaises en matière de moteurs de fusées. Le même démontage d’usines ou de laboratoires stratégiques s’effectue dans le secteur naval. En 1947, on démonte et l’on expédie en France le laboratoire d’acoustique sous-marine de la Kriegsmarine de Kressbronn, sur les bords du lac de Constance ; le laboratoire d’essais de turbines de la Kriegsmarine de Frankental ; le laboratoire de la Reichspost-télévision d’Aach-Hegau ; le laboratoire Bachern de mesures de haute fréquence et le laboratoire Askania d’études sur les bombes, les torpilles et les V1 installés tous deux à Constance ; le laboratoire Gerätewerk d’études sur les torpilles d’Immenstaad ; le laboratoire KSB d’essai de turbopompes de V2 de Frankental, etc. Enfin, dans une troisième période, à partir de 1948, il s’agit essentiellement de contrôler la recherche allemande, ce dont sont chargées la Direction générale du contrôle du désarmement et la Commission supérieure du contrôle de la recherche scientifique.
Les Français sont donc très en retard sur les autres Alliés puisqu’ils sont largement tributaires du bon vouloir et des informations de leurs homologues américains et surtout britanniques qui d’ailleurs ne se gênent guère pour les prendre de vitesse, nous l’avons vu. Toutefois, à la fin de 1944, on constate que les Français commencent à accumuler de plus en plus de renseignements sérieux, précis et originaux, notamment sur les engins V2. Pourtant, fin 1944, bien peu de personnes en France ont entendu parler de la fusée V2. Le scientifique français alors le mieux informé est sans doute le professeur Henri Moureu, directeur du Laboratoire municipal de la ville de Paris, qui, le matin du 8 septembre 1944, identifie la nature de l’explosion qui a dévasté Charentonneau, un quartier de Maisons-Alfort, au sud-est de Paris, comme étant occasionné par une fusée allemande V2. À Charentonneau, cette fusée a tué et blessé une vingtaine de personnes et, au total, ce sont 21 V2, qui s’abattent, au cours du mois d’octobre 1944, sur la région parisienne. [5] Henri Moureu prend alors conscience du fait que si la France disposait d’une arme comme la V2, elle y gagnerait une quasi-complète autonomie politique et militaire vis-à-vis de ses grands alliés. Dans les années suivantes, c’est Henri Moureu qui, au titre de conseiller scientifique de l’état-major de l’armée et directeur du CEPA [6], incite les responsables de l’armée et du gouvernement à récupérer le plus possible de matériel, de technologie et de scientifiques en Allemagne, relayé en cela par l’ingénieur en chef Lafargue, chef du service technique de la DEFA. [7]
À la même époque, à l’automne 1944, il apparaît que l’invasion du sol allemand est proche. Dans cette perspective, le général de Gaulle crée, le 18 novembre 1944, la Mission Militaire aux Affaires Allemandes (MMAA), et en confie le commandement au Général Koeltz. Le rôle de la MMAA est de faciliter la progression et l’installation des armées françaises en Allemagne et d’assurer une étroite coopération avec les Alliés. La MMAA comporte de très nombreux services : un service est chargé de la récupération des oeuvres d’art volées en France par les Allemands ; un autre service de la MMAA se charge des personnes de nationalité française présentes sur le sol allemand (déportés, travailleurs du STO, prisonniers de guerre notamment). Cependant, à la fin de 1944, il n’est pas encore question pour les Français de s’emparer du potentiel technologique allemand, comme s’y préparent les autres Alliés ; pis, les Américains ne veulent pas reconnaître à la France, battue en 1940, le statut de grande puissance et de vainqueur. Pour eux, les unités françaises doivent camper sur la frontière du Rhin et assurer ainsi les arrières des armées américaines. C’est pourquoi, il est à ce moment hors de question pour les Américains que les Français participent à l’entreprise de désarmement et de récupération de matériels stratégiques en Allemagne. Cependant, la réalité bien différente puisque les armées françaises sont très tôt engagées au combat sur le sol allemand. La MMAA est donc ainsi plus ou moins tolérée par les Américains, mais en février 1945, ceux-ci n’admettent pas encore que des missions françaises de recherche et de récupération de matériels ou de personnels scientifiques allemands travaillent sur le sol allemand. Pour tourner les interdictions américaines, les Français utilisent une méthode indirecte et font appel à la DGER (Direction Générale des Études et Recherches). Cette direction est en réalité rattachée à la MMAA et sa mission est le renseignement tactique, c’est-à-dire utilisable directement par les unités combattantes, les personnels de la DGER faisant partie des unités de reconnaissance précédant l’avancée des troupes alliées. Le recours à la DGER permet donc de tromper la vigilance américaine en élargissant discrètement son champ d’activités et en doublant sa mission habituelle de la traque des criminels de guerre nazis et de la collecte de tout renseignement scientifique et technique.
Cependant, comme la MMAA relève plutôt de l’armée de Terre, l’armée de l’Air reconstituée, dans une volonté d’indépendance, se dote elle aussi d’une structure de collecte de renseignements liés aux armes secrètes allemandes et surtout aux savants allemands qui les ont conçues. En effet, dès les lendemains de la libération de Paris, l’Etat-Major Général de l’Air (EMGA), dirigé par le général d’aviation Martial Valin, confie au capitaine Albert Mirlesse, chef du 2e bureau de l’EMGA (et également l’un des pères fondateurs de l’escadrille Normandie-Niemen) le commandement de la MIST (Mission d’Information Scientifique et Technique) qui a pour tâche de se saisir non seulement de la documentation et éventuellement de matériels, mais aussi de scientifiques et spécialistes allemands. En matière de renseignement et de récupération, l’activité de la MIST est exemplaire. Suivant, et parfois devançant les troupes de la 1re Armée française, le capitaine Mirlesse atteint et traverse rapidement la Forêt Noire. À Wildbad, il capture le professeur Berthold, spécialiste d’aérodynamique. Ce dernier lui livre des documents cachés dans une forêt et une vingtaine de caisses sont acheminées au ministère de l’Air à Paris. Ces documents sont une mine d’or : il y a là des rapports d’essais en soufflerie, en vol, des études sur les ailes en flèche. La traduction des quelque 2 500 documents est alors aussitôt confiée à une centaine de polytechniciens ayant travaillé dans les firmes aéronautiques allemandes au titre du STO. La « chasse aux savants » fait rage et les Français n’ont guère de scrupules à venir « chasser sur les terres » des Américains. Ainsi, en juin 1945, ceux-ci se font damer le pion par les Français comme cela a été raconté par Michel Bar-Zohar dans un livre paru en 1965 : « A l’hôtel Wittelsbacher Hof de Bad Kissingen habitaient plus de 120 spécialistes allemands avec leurs familles, écrit Bar-Zohar. En dépit de la garde américaine qui les surveillait et les protégeait, deux officiers de renseignement français réussirent à pénétrer dans l’hôtel et à faire tranquillement le tour des chambres. Ils allèrent de porte en porte, purent discuter avec les savants, glissèrent dans leur esprit des doutes sur leur avenir en Amérique et leur offrirent monts et merveilles si seulement ils acceptaient de venir en France. Lorsque les Américains découvrirent dans les couloirs de l’hôtel ces deux visiteurs, il était trop tard. Ils emmenaient avec eux quelques savants qui avaient cédé aux arguments français. » [8]. Ailleurs, les Français doublent même les « chasseurs de cerveaux » américains de plusieurs longueurs : ainsi, ce sont des hommes de la MIST qui, dépassant les troupes de choc, parviennent à capturer le professeur Willy Messerschmitt alors que le célèbre avionneur allemand s’apprête à se réfugier en Suisse. Parallèlement, la MIST visite également toutes les usines de Bavière où sont situées les usines Messerschmitt produisant le chasseur à réaction Me 262. Des milliers de pages de renseignements techniques et scientifiques sont saisies et des tonnes de matériels sont récupérées : à Sachensheim, près de Stuttgart, les hommes du groupe de chasse 1/7 « Provence » de l’armée de l’Air s’emparent de quelques Me 262 endommagés ou incomplets. Transporté à Châtillon-sous-Bagneux, l’un d’entre eux sera remis en état de vol par la SNCASO, grâce aux lots de pièces détachées également saisies. Cet appareil deviendra ainsi le n°1 du lot français et sera évalué par le Centre d’Essai en vol de Brétigny-sur-Orge.
À partir d’avril 1945, les Français intensifient la collecte de renseignements et le recrutement de savants allemands. Outre la MMAA, la DGER et la MIST déjà évoquées, de très nombreux autres services français travaillent alors en Allemagne, de manière plus ou moins coordonnée : nous ne citerons ici que la DEFA, dépendant du ministère de l’Armement, qui envoie le professeur Henri Moureu mener une mission en Allemagne dans le but de visiter les sites liés à la fusée V2 et de récupérer documentation et matériels ; le Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), dépendant du Ministère de l’Éducation Nationale, envoie également des missions de prospection en Allemagne dès la fin du printemps 1945. Il y en a bien d’autres.
Et les Français multiplient les « prises » intéressantes. Ainsi, c’est le commandant Lutz, un officier de la 1re Division Blindée, qui découvre, le 23 avril 1945, à Biberach, où elle s’était repliée, l’équipe du professeur Schardin. Celle-ci appartenait à l’Institut de balistique de la Luftkriegsacademie de Berlin-Gatow, mais elle a fui devant l’avancée des troupes soviétiques et les bombardements alliés. Après avoir négocié avec les autorités françaises, Schardin reprend ses travaux. Il faut noter ici, qu’à l’époque, de nombreux spécialistes allemands offrent leurs services spontanément aux vainqueurs : l’interdiction des recherches à vocation militaire en Allemagne, interdiction qui est imposée par les Alliés, menace en effet de chômage ces personnels hautement qualifiés à un moment où règne en Allemagne une grande misère. Au milieu du mois de mai 1945, l’Etat-Major Général de la Défense Nationale (EMGDN) propose de reconstituer les centres de recherche allemands sur le sol français avec le matériel ramené d’Allemagne et d’y attirer les travailleurs bénévoles. Le général de Gaulle donne alors l’ordre à la 1re Armée française de prendre des dispositions en ce sens : « Il y aura lieu de faire transférer en France les scientifiques ou techniciens allemands de grande valeur pour les faire interroger à loisir sur leurs travaux et éventuellement les engager à rester à notre disposition ». À la fin du mois de mai 1945, l’équipe du professeur Schardin est mise en résidence surveillée à l’hôtel « Bayrischer Hof » à Lindau, sur les bords du lac de Constance et les négociations commencent. Averties, les autorités américaines dépêchent de leur côté à Lindau le colonel Simon pour essayer de brûler la politesse aux Français. Inquiets, ces derniers pressent les négociations et proposent de recruter et de faire venir à Versailles toute l’équipe. Cependant cette offre se heurte aux réticences d’une partie de l’équipe qui craint une réaction hostile de la population française. Finalement une solution de compromis est adoptée : les locaux d’une usine d’alliage léger de Saint-Louis, ville située sur la rive française du Rhin, proche de Mulhouse, sont choisis pour accueillir les 32 personnes sous la direction du professeur Schardin. Un bus assurera leur transport chaque jour depuis les villages de Weil et de Haltinger, sur la rive allemande du Rhin. Les ingénieurs allemands signent donc un contrat le 1er août 1945 avec la Direction des Études et Fabrications d’Armement (DEFA) de qui va dépendre le Laboratoire de Recherche Balistiques et Aérodynamiques de Saint-Louis (en Alsace), lequel deviendra par la suite le Laboratoire de Recherche de Saint-Louis (LRSL). À la fin de l’année 1946, ce sont au total 77 ingénieurs allemands et 87 français qui y travaillent. La direction administrative est assurée par des personnels français tandis que la direction scientifique est laissée à des Allemands, lesquels travaillent conjointement avec des ingénieurs français, chargés de les assister et d’apprendre les nouvelles technologies apportées par les Allemands. C’est là que l’ingénieur allemand Gessner met au point l’obus G-Gessner qui constitue la 1re munition standard de 105 mm du char français AMX.30. Un autre recrutement particulièrement important est celui du professeur Oestrich et de son équipe. Ce sont en effet lesofficiers des services techniques et de renseignements français qui recrutent le professeur Herman Oestrich, spécialiste de la propulsion à réaction de la firme BMW, et 150 autres ingénieurs allemands. Le professeur Oestrich a été capturé par les Américains en Saxe, où son bureau d’étude s’était replié, puis ramené à Munich et c’est là qu’un déporté français ayant travaillé dans son usine pendant la guerre vient le trouver et lui propose de venir travailler en France. Étant en zone américaine, Oestrich est alors « kidnappé » par les services français : il est emmené dans une voiture réquisitionnée avec de fausses plaques d’immatriculation françaises et peintes en bleu blanc rouge. En atteignant le poste de contrôle entre la zone américaine du Wurtemberg et de la zone française du pays de Bade, le conducteur présenteaux Américains des faux papiers attestant qu’il s’agit d’un dangereux criminel de guerre que la France réclame pour jugement. Oestrich est emmené à Paris et, au Ministère de l’Air, on lui propose un contrat régulier et tout le personnel qu’il désire pour construire un moteur à réaction pour la France. Il accepte. En octobre 1945, Oestrich est emmené à Lindau-Rickenbach, où se trouvent les bâtiments d’une usine Dornier. Il y est rejoint par 150 spécialistes des firmes Junkers, BMW, Hirth et Daimler-Benz. Le groupe O va ainsi travailler à l’Atelier Aéronautique de Rickenbach (ATAR) jusqu’en février 1947, date à laquelle, une partie des ingénieurs allemands, ayant signé un contrat avec la SNECMA sont transférés à Decize dans la Nièvre. Le groupe de Rickenbach est à l’origine des ATAR, les premiers réacteurs français. Dans le domaine des études aéronautiques, la France engage aussi des savants « oubliés » par les Américains comme Helmut von Zborowski, un spécialiste du Messerschmitt Me 163 qui, en 1947, participe à la conception du Coléoptère, une machine à décollage vertical et à aile annulaire ; le même Von Zborowski fait venir en France plusieurs de ses collaborateurs, dont des experts en souffleries supersoniques qui travailleront pour l’Arsenal Aéronautique de l’armée de l’Air de Châtillon. C’est là que, à la fin de 1946, est créée une petite cellule chargée d’étudier les missiles que l’on appelle encore « engins spéciaux », cellule qui engage une vingtaine d’autres savants allemands. Autre savant « oublié » par les Américains, le professeur Focke - un spécialiste des hélicoptères - et ses collaborateurs, qui rejoignent la SNCASE en 1945-1946 ; ou encore 28 aérodynamiciens allemands que les Français transfèrent à Emmendingen au début de l’année 1946 pour y constituer un bureau d’études dont le travail consiste à mettre au point la soufflerie du LRBA (le Laboratoire de Recherches Balistiques et Aérodynamiques) de Vernon créé le 17 mai 1946 par un décret du ministre de l’Air Charles Tillon et qui travaille au projet de la fusée Véronique ; il faut souligner aussi le recrutement de l’ingénieur Heinz Bringer, le père du moteur Viking du lanceur européen Ariane. Cependant, bien d’autres savants allemands sont engagés par les Français parmi lesquels le docteur Pauly, qui signe un contrat avec la SEPR (la Société d’études de la propulsion par réaction) ; le docteur Wilhelm Seilbold, un aérodynamicien ; le professeur Heinrich Hertel, un ancien ingénieur de Junkers, et deux chercheurs, Eugen Sänger et Irene Bredt ; Rolf Engel, un ingénieur en fusées, passé au titre de conseiller à l’ONERA (l’Office national d’études et de recherches aéronautiques) de Paris ; Wolfgang Pilz, un spécialiste des questions de propulsion à Peenemünde ; l’ingénieur Goerke qui travaille sur les problèmes de téléguidage ; Hans Kleinwachter, un expert en questions radio ; les ingénieurs Graf, Weiss, Jauernick, Habermann, Müller ; des techniciens, comme le docteur Kimm, un spécialiste des automobiles, ou l’ingénieur Kampmann, le créateur de la maquette en bois du Me 262 à réaction, ou encore l’ingénieur Müllejans, un spécialiste des moteurs d’avions. Un point commun entre ces scientifiques : ce sont tous plutôt des ingénieurs et des techniciens capables d’assembler et de faire fonctionner les V2, que les savants célèbres - et donc dignitaires nazis - qui les ont imaginées. Les deux exemples des professeurs Schardin et Oestrich sont significatifs de la première vague de recrutement par les services du ministère de l’Armement. Ils procèdent plus du roman d’espionnage, que d’une entreprise sereine et méthodique. Il est vrai que les circonstances exigent une action rapide. Toutefois, à la fin de l’année 1945 et en 1946, les services français entreprennent le fichage systématique des scientifiques allemands afin de pouvoir faciliter leur recrutement et, à la date du 25 août 1948, les services français disposent de 1 971 fiches de savants et techniciens allemands installés en ZFO et de 1566 fiches de personnels en zones étrangères. Chaque armée française contacte alors les spécialistes allemands l’intéressant et procède à leur interrogatoire, notamment sur leur passé pendant la guerre. Un dossier, comprenant un curriculum vitae, un exposé des travaux effectués et des mémoires techniques, est constitué car, à cette époque, il y a pléthore de scientifiques allemands qui offrent leurs services aux Français et il faut étudier minutieusement chaque dossier, même si tous ces savants « recrutés » assez tard ont été souvent déjà « utilisés » par les Britanniques ou les Américains et ont donc théoriquement déjà été interrogés sur leur passé pendant la période nazie. Combien de scientifiques allemands ont été « recrutés » par la France en 1945-1948 ? Il est difficile de donner un chiffre précis. Jacques Villain, chef du département « informations et stratégies » de la SEP (la Société Européenne de Propulsion) et membre de l’Association d’Aéronautique et d’Astronautique de France, avance le chiffre de 6 772 spécialistes allemands recrutés par la France, ce qui est un chiffre très important. Cependant, force est aussi de constater que, dès 1946-1947, comme souvent en France, la bureaucratie l’emporte et la procédure de recrutement de plus en plus lourde (enquête, contre-enquête, contrat de travail devant recevoir le visa de trois ministères au moins, avis du préfet du département où le scientifique allemand doit travailler, etc.) fait que, parfois, le spécialiste allemand, rebuté, préfère accepter l’offre d’un autre gouvernement. C’est pourquoi, pour renforcer l’attrait d’une embauche par la France, des suppléments de ravitaillement sont accordés à la famille du spécialiste allemand demeurée en Allemagne. Mais la famille est souvent en but à l’hostilité et aux tracasseries des autorités locales allemandes car l’exode des meilleurs spécialistes, tout comme le démontage des usines, suscite l’opposition des Allemands, que ce soient les autorités allemandes ou les ouvriers et employés allemands dont l’outil de travail est supprimé.
Conclusion Au terme de cette présentation, il est intéressant de s’interroger sur la valeur de l’apport scientifique allemand. Je laisserai ici la parole à un spécialiste, M. Jacques Villain, de la SEP, que j’ai déjà cité : « Indéniablement, l’aide qu’ils ont apportée à la France juste après guerre a permis à ce pays dont l’industrie avait été ruinée par l’occupation et la guerre de limiter son retard sur les États-Unis et l’Union soviétique. Leur apport, puis leur coopération avec les ingénieurs et les techniciens français ont grandement contribué au fait que la France devienne en 1965 la troisième puissance spatiale et occupe un des premiers rangs en matière de missiles et d’aéronautique. » [9]
[1] Ancien élève de l’ENA, conseiller maître honoraire à la Cour des comptes, Jean Mailet a été déporté à Buchenwald et à Dora. Il est en particulier l’auteur de Le Déporté, La haine et Le pardon chez Fayard.
[2] "Pourquoi on a oublié Dora ?", entretien avec Jean Mialet, L’Histoire, n° 185, février 1995, p. 34-35.
[3] créé en 1942, démantelé le 1er octobre 1945 ; remplacé le 22 janvier 1946, par le Central Intelligence Group (CIG) puis, en 1947, par la CIA.
[4] Cf. Marie-France LUDMANN-OBIER, "Un aspect de la chasse aux cerveaux : les transferts de techniciens allemands en France : 1945-1949", Relations internationales, n° 46, été 1986.
[5] Cf. Arnaud TEYSSIER et Roland HAUTEFEUILLE, "Recherche scientifique et politique militaire en France (1945-1958)", Revue Historique des Armées, n° 2/1989.
[6] Centre d’études des projectiles auto-propulsés
[7] Direction des études et fabrications d’armement.
[8] Michel BAR-ZOHAR, la chasse aux savants allemands (1944-1960), Paris, 1965, Fayard, P.167
[9] Jacques VILLAIN (président de la Commission Histoire de l’AAAF), "La France a-t-elle hérité de Peenemünde ?", octobre 1992, SHAA, série Z, fonds Hautefeuille, p. 27.
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